Un château français
dans les Laurentides

L'œuvre d'une vie

    Pour se faire une idée de ce qu'était un petit château de campagne dans la région de Saint-Malo, au 17e siècle, il suffit désormais de se rendre dans les Laurentides. À Morin-Heights, en plein cœur de la forêt, un homme seul a bâti de ses mains une majestueuse demeure, en s'inspirant de ces prestigieux manoirs français. À l'origine, rien ne prédisposait monsieur André Beaudry à entreprendre un tel projet. Dans les années soixante-dix, ce professeur de musique pour l'enseignement professionnel au cégep habitait Laval et faisait à peine la différence entre une scie et un marteau. Et puis, il a entendu l'appel, un appel intérieur si fort qu'il n'était pas possible de lui résister. Comme s'il s'était senti porté par un élan qui ne l'a jamais quitté depuis. Dès lors, il a fait les choses en grand. “J'ai voulu me consacrer à la construction d'une maison qui prendrait toute une vie. C'est une façon de rejoindre le monde du beau, d'aller vers le dépassement de soi. Ma vie est dédiée à l'amour de l'art. Il y a beaucoup de spiritualité et d'amour dans cette maison”, explique-t-il. Chaque matin, au réveil, M. Beaudry ouvre les yeux, et même s'il n'est que trois heures trente de la nuit, il file dans son atelier, qui occupe à présent presque tout le sous-sol du bâtiment, et se met à bricoler.

    Sa maison est une source d'inspiration permanente. Aux yeux de son créateur, il restera toujours quelque chose à faire, comme un chantier qui ne serait jamais fini. Une malouinière à Morin-Heights À la fin de l'année scolaire 1980-1981, un groupe d'étudiants offrent à M. Beaudry un beau livre d'art sur les grandes demeures de France. Au fil des pages, leur professeur s'arrête sur l'illustration de la malouinière de Lupin. L'architecture du bâtiment le séduit d'emblée. Il vient de trouver le modèle qu'il cherchait. Il s'agit d'un type de demeure très spécial, qui n'existe que dans les alentours de Saint-Malo, et que se faisaient construire les bien nantis de la ville, c'est-à-dire les armateurs, les corsaires et les commerçants qui avaient fait fortune grâce au commerce de la mer et à la guerre. “On reconnaît une malouinière à quatre critères : les coins doivent être en pierre taillée, le tour des fenêtres et des portes également, la toiture est à quatre versants et un cordon de pierre doit ceinturer la bâtisse.” L'extérieur de la maison de M. Beaudry reproduit fidèlement celui de la malouinière de Lupin. Comme il n'a pas pu utiliser le granit de la Bretagne française, il a acheté la roche dynamitée d'un fond de rivière à Saint-Pie de Guire, dans les Bois-francs, près de Drummondville. Une belle matière qui, tout comme l'ardoise, devient verte quand elle est mouillée. En tout, 167 tonnes de pierre ont été utilisées pour élever la bâtisse et le muret. Des blocs que M. Beaudry a posés lui-même, un par un, et qu'il a fallu tailler à la main dans certains cas. Une fois trouvé le style de la construction, il ne restait plus qu'à acheter le terrain. Aussitôt fait, le chantier commence en 1983. M. Beaudry fait appel à un architecte, Michel Pérusse, pour dessiner l'intérieur de la maison. L'espace est immense. La bâtisse est large de 90 pieds, sur trois étages, et dispose de 7500 pieds carrés habitables.

    Au début, et pendant au moins dix ans, M. Beaudry installe son atelier dans une chambre afin de rester au cœur même du théâtre des opérations. Il n'hésite pas à dormir dans une tente qu'il installe sur place pour ne pas quitter les lieux. “Chaque fois qu'il finissait une pièce, il passait à la suivante en se demandant ce qu'il allait en faire”, raconte sa fille Isabelle qui se souvient également d'avoir passé un Noël dans une maison dont les murs laissaient encore apparaître la laine minérale rose qu'on utilise pour l'isolation. Les travaux durent plus de 20 ans. Pendant deux ans, il faut vivre avec des échafaudages de cinq étages à l'intérieur même de la maison ! L'esprit des cathédrales Quand on entre dans la malouinière de Morin-Heights, on tombe d'abord sur le vivoir, une immense salle à aire ouverte qui s'élève jusqu'au toit, 30 pieds de haut, la grandeur maximale autorisée. Indéniablement la pièce maîtresse de la maison, c'est aussi la seule qui occupe tout l'espace entre la base et le sommet de la bâtisse, créant ainsi une profondeur impressionnante, un effet auquel tenait M. Beaudry qui apprécie de vivre dans la démesure et ne cache pas avoir songé à l'esprit des cathédrales. Les murs sont en lambris de bois, parsemés de tableaux. Au sol, des dalles blanches que viennent réchauffer une succession de tapis. Sur la gauche, une bibliothèque confortable et accueillante dont les murs et le plafond sont également couverts de bois. Tout est sculpté et ouvragé. Juste à côté de l'entrée, un entrecroisement de trois escaliers dessert trois chambres à coucher réparties sur deux étages. L'une d'entre elles dispose d'un balcon qui s'ouvre sur la pièce principale, comme dans les salles de réception d'autrefois, ce qui permettait aux maîtres de maison de venir saluer leurs invités réunis juste en dessous dans le hall. Pour toutes ces créations faites à la main, M. Beaudry a utilisé une grande variété de bois de différentes couleurs. Certains, comme l'orme rouge, ne sont même plus disponibles aujourd'hui. Par endroits, le plancher est en érable. Les escaliers sont en acajou. Plusieurs portes sont en noyer noir. Les caissons sur les murs sont en cèdre. On trouve aussi de l'ébène et des meubles en cerisier. Certaines pièces ont deux étages de hauteur, d'autres n'en ont qu'un seul. À la rencontre des murs et du plafond, des moulures à la grandeur. Pour éviter les angles à 90 degrés, chaque coin est occupé par une incrustation originale, un motif conçu spécialement pour l'endroit, un sens du détail qui peut représenter jusqu'à une journée et demie de travail supplémentaire. M. Beaudry accorde un soin particulier aux moulures. Certaines sont des moulages d'aujourd'hui qu'il retravaille en leur ajoutant des pièces de bois pour augmenter leur largeur, d'autres reprennent des formes originales de style Louis XIV, comme c'est le cas dans la salle de piano qui sert également de galerie pour des expositions de peintures. Un rituel qui dure depuis déjà dix ans.

    Une décoration inspirée des grands châteaux français En pénétrant plus avant dans le vivoir, le visiteur découvre ensuite la salle à manger qui donne elle-même sur la cuisine, une autre chambre, un jardin d'hiver transformé en atelier de peinture, et un couloir qui mène à une autre aile de la maison, où se trouvent le salon et la salle de piano. Le salon est vaste et lumineux, c'est également la salle de télé. Les murs sont blancs, tout comme les deux magnifiques canapés qui se font face pour composer un petit espace d'intimité confortable et accueillant. On compte également quatre salles de bains, une cave à vin et l'atelier du sous-sol pour obtenir en tout une vingtaine de pièces, ce qui demande bien sûr un entretien permanent. Autres détails significatifs, la maison offre trois foyers pour les longues soirées d'hiver et vingt-huit téléphones sont nécessaires pour en avoir toujours un sous la main. Pour la décoration, M. Beaudry s'est beaucoup inspiré de revues comme Architectural Digest, ainsi que d'illustrations de l'intérieur des châteaux français. Le style Louis XIII, utilisé également pour l'extérieur, est sobre et très dépouillé. On le retrouve sur les portes dont le motif est composé de lignes droites sans fioritures. En revanche, le style Louis XV est plus travaillé comme on le voit sur les portes qui ont un caisson cintré. Certains meubles ont été achetés chez des antiquaires, mais beaucoup ont été fabriqués à la main par M. Beaudry. Quand il s'est lancé dans l'aventure de sa malouinière, M. Beaudry se demandait bien comment il réussirait à financer une telle entreprise.

    Déjà au début des années 80, un entrepreneur lui avait annoncé qu'il en aurait pour sept ou huit millions de dollars, une somme qu'il n'avait pas du tout les moyens ni l'intention d'investir. “Même la moitié de ça me semblait encore trop !”, confie l'artisan. C'est donc non seulement par conviction, mais aussi pour couper les frais, qu'il a décidé d'apprendre et de tout faire lui-même, en utilisant les matériaux qu'il trouvait sur sa route, toujours au meilleur prix, suivant les conseils des uns et des autres. Il y a deux ans, il a fait le compte du temps qu'il a pu passer sur son chantier. Il avait alors arrêté son estimation à 49 OOO heures, évaluant également avoir reçu autour de 25 OOO heures gratuites de collaboration de la part d'intervenants extérieurs. “J'ai reçu beaucoup d'aide, des gens intenses”, souligne M. Beaudry, qui tient à faire remarquer que l'architecte lui-même était tellement embarqué dans le projet, qu'il ne lui a presque rien fait payer alors qu'il venait toutes les semaines. Un bel exemple de talents et de conviction investis pour le pur plaisir de l'art, sans rien attendre en retour. La malouinière de M. Beaudry fait penser à certaines de ces demeures excentriques et raffinées que se sont fait construire les puissants de ce monde, artistes, hommes d'affaires, fortunés et intellectuels, à travers le temps et qu'on visite aujourd'hui. Nul doute qu'un jour, bien des gens feront le détour par Morin-Heights pour découvrir à leur tour l'œuvre de celui qui confesse avec satisfaction : “Je ne me suis jamais découragé, je n'ai jamais eu peur de ne pas y arriver.” Et il a eu raison.